Lorsque, au cœur de l’été 1914, la guerre éclate sur le continent européen, nul ne prévoit que ce conflit durera plus de quatre longues années et qu’il sera l’un des plus sanglants de l’histoire du monde. Dans les divers pays belligérants, l’enthousiasme l’emporte sur l’inquiétude sous l’effet de la propagande orchestrée par les gouvernements pour mobiliser leurs troupes. Les soldats partent « la fleur au fusil », certains de mener un combat légitime pour la défense de la civilisation, contre un ennemi qui symbolise la barbarie. Les querelles politiques ordinaires s’effacent pour laisser la place à des « unions sacrées », et les socialistes comme les syndicalistes, pourtant pacifistes, finissent par soutenir l’entrée en guerre de leurs pays. Enfin, tout le monde s’attend à une guerre courte: les soldats, dit-on, seront rentrés au plus tard au début de l’hiver. Près d’un siècle après les faits, on peut reconstituer l’engrenage fatal qui conduisit à ce terrible conflit, mais les historiens débattent toujours des responsabilités respectives des belligérants dans le déclenchement de ce qu’on appelle significativement la Grande Guerre.

L’ÉTINCELLE DE SARAJEVO

En apparence, les événements qui sont à l’origine de la Première Guerre mondiale sont très disproportionnés par rapport à l’ampleur or rapidement prendre le conflit. Le climat ginéral des relations internationales au printemps semble même moins tendu qu’il ne l’était auparavant. L’ambassadeur de France à Berlin écrit dans une lettre du 12 juin: «Je suis loin de penser qu’en ce moment il y ait dans l’atmosphère quelque chose qui soit une menace pour nous; bien au contraire».

Mais le 28 juin, alors qu’il passe en revue les troupes impériales, François-Ferdinand de Habsbourg, l’archiduc héritier d’Autriche Hongrie, est assassiné avec son épouse à Sarajevo, en Bosnie (territoire autrichien), par un terroriste bosniaque, Gavrilo Princip. L’Europe d’avant 1914 avait connu bien des attentats  contre des dirigeants. Comment un incident presque « ordinaire » a-t-il pu alors dégénérer rapidement en une déflagration généralisée ?

La réaction de l’Autriche-Hongrie à l’attentat contre François-Ferdinand est d’une grande fermeté: elle reproche au gouvernement serbe policiers autrichiens sur son territoire afin d une « complicité indirecte » et lui adresse un ultimatum dans lequel elle impose la présence de retrouver les complices du meurtrier. La Serbie refuse ; l’Autriche-Hongrie lui déclare alors la guerre, le 28 juillet. Ce n’aurait pu être que le début d’un conflit local: si l’Autriche est inflexible, c’est qu’elle voit dans l’attentat de Sarajevo une occasion de venir à bout de la Serbie, un des principaux foyers de l’agitation nationaliste qui sévit dans les Balkans depuis la fin du XIX siècle et qui menace de disloquer l’empire des Habsbourg.

L’ENGRENAGE DES ALLIANCES

L’intervention de la Russie anéantir l’espoir autrichien d’un conflit circonscrit. Celle-ci s’est non seulement posée tout au long du XIX siècle en protectrice des peuples slaves mais, depuis grave défaite face au Japon en 1904, le tsar cherche à prendre une revanche. Une entrée dans le conflit lui permettrait en outre de détourner contre des objectifs extérieurs les forces révolutionnaires à l’œuvre dans Je pays. Nicolas II espère aussi qu’une nouvelle guerre balkanique (il y en avait déjà eu deux en 1912-1913) permettra à la Russie de se rapprocher des Détroits. Dès le 29 juillet, il décrète la mobilisation, mais uniquement contre l’Autriche-Hongrie.

Si le conflit s’étend bientôt à l’ensemble de l’Europe, c’est parce que le mécanisme des alliances achève de propager l’incendie. En effet, depuis le début du XX siècle, les principaux pays d’Europe se sont plus ou moins rapprochés, formant ainsi deux camps: d’un côté, la Triple-Entente, simplement défensive, qui réunit la France, la Grande-Bretagne et la Russie; de l’autre, la Triple-Alliance, ou Triplice, avec l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne et l’Italie. L’Allemagne déclare donc la guerre à la Russie le 1 août au soir, en tant qu’alliée de l’Autriche mais aussi pour servir ses propres ambitions. L’empereur Guillaume II juge en effet la guerre « nécessaire » pour rompre l’encerclement dont il se dit victime, et a manifesté à plusieurs reprises depuis le début du siècle son appétit de conquêtes, notamment en matière coloniale. Une vive rivalité économique et militaire oppose ainsi l’Allemagne, première puissance industrielle européenne, à l’Angleterre (dont les positions sont menacées) et à la France. Après avoir déclaré la guerre à la Russie, l’Allemagne fait de même avec la France le surlendemain, tandis que la Grande-Bretagne soutient son allié français.

C’est donc l’intransigeance de l’Autriche-Hongrie et de son alliée allemande, hostiles à toute solution diplomatique au conflit avec la Serbie, qui précipite la marche à la guerre. Par ailleurs, l’Europe baigne depuis quelques années dans un climat de tension internationale et de course aux armements, alimenté par les rivalités économiques et territoriales mais aussi par l’exacerbation des nationalismes. Seul ce dernier facteur peut expliquer l’exaltation patriotique qui règne au début du conflit. Ainsi, en France, depuis la défaite de 1870 face à la Prusse, l’obsession de la revanche est soigneusement entretenue. Les manuels scolaires présentent l’Allemagne comme l’« ennemi héréditaire » et le symbole de la barbarie: à plusieurs reprises, comme pendant l’affaire Dreyfus, le sentiment national connaît des poussées, accompagnées de violences. La défense de l’armée, gardienne de l’honneur national, doit aller pour certains jusqu’au sacrifice de la paix.

La suite est connue : l’illusion d’une guerre rapide ne dure que quelques mois. Le conflit s’enlise dans la boue des tranchées, les attaques meurtrières et inutiles se succèdent. Quatre longues années de mobilisation totale des populations s’écoulent avant que la guerre ne prenne fin, au prix de 10 millions de morts. Les rescapés jurent que ce sera « la der des ders ». Pourtant, quelque vingt ans plus tard, un nouveau conflit mondial éclate, dont les racines plongent largement dans celui de 1914-1918.